
Commissariat :
Sophie-Anne Leterrier, professeure émérite d’histoire des arts à l’Université d’Artois, spécialiste d’histoire culturelle du XIXe siècle et des pratiques musicales populaires.
Émeline Perrin, documentaliste et chargée de projets à l’Écomusée de l’Avesnois.
Scénographie : aequo.design.
Sommaire
La musique populaire, métissée de folklore et de musique savante, connaît au cours du XIXe siècle et des décennies suivantes une véritable transformation. La Révolution donne à la chanson une dimension politique ; elle accompagne la verve des hommes, femmes, travailleurs, ouvriers, paysans, petites gens en somme, restés trop longtemps silencieux. À la fois espace de reconnaissance de l’existence du peuple et de sa culture, elle joue un rôle majeur dans la formation de l’identité républicaine, dans l’émancipation et le consensus social.
En Avesnois comme ailleurs, la musique investit la rue avec les musiciens ambulants, et les manifestants, elle colonise les kiosques, les théâtres et les salles des fêtes. Les sociétés musicales, lieux de pratique, mais aussi de sociabilité, de convivialité, prolifèrent. Concerts et performances musicales de masse deviennent accessibles à presque tous les publics. Dans la fabrique, la musique célèbre l’entreprise et contribue à sa notoriété. La chanson anime les banquets, les cafés-concerts, elle vit aussi dans les intérieurs domestiques, où l’on écoute la radio, et reprend des airs à la mode. La musique populaire dépasse la simple distraction, elle anime l’espace public, elle habite l’espace privé ; elle exprime la vie quotidienne, ses joies et ses peines, n’est-elle pas simplement la voix du peuple et le reflet de son époque ?
Souvent déconsidérée, cette musique « d’amateurs » reste peu visible aujourd’hui malgré une pratique active des chorales, des sociétés musicales et des écoles de musique. Pour s’exprimer, pour partager, pour faire la fête, la musique reste essentielle. Au XXIe siècle, la multiplication des moyens de composition et de diffusion lui ouvre de nouveaux horizons, qui trouvent leurs origines en ce siècle de révolution industrielle.
« Musique en pièces » évoque bien plus que les pratiques sociales de la musique populaire, elle explore aussi les liens entre l’univers des musiques populaires et l’industrie. De multiples inventions font naître des instruments, des espaces de musique, des formes, des formats, des gabarits qui racontent une histoire de la musique en pièces détachées.

LA MUSIQUE DANS L’ESPACE PUBLIC
De l’Ancien Régime au XIXe siècle, la musique vit dans la rue. Chanteurs ambulants et musiciens animent les marchés, les foires et les places publiques.
La musique est une pratique populaire, souvent une création collective de petits groupes d’associés préparant le carnaval, qui mettent des paroles sur des airs connus. Les sociétés musicales et leurs chansonniers sont propres à un estaminet, où ils se réunissent régulièrement. Leurs chansons plébiscitées sont ensuite reprises devant les chars de la mi- carême et vendues pour quelques sous. Peu à peu, ces sociétés laissent place aux cafés-concerts, véritables lieux de mixité sociale, dont la dimension professionnelle et commerciale est nettement plus marquée. Le piano accompagne des airs à la mode, venus de la capitale.
Au début du XIXe siècle, seules les musiques militaires sont jouées gratuitement en extérieur. Il faut attendre 1848 et la IIe République pour que les rassemblements en plein air soient autorisés. À partir du milieu du XIXe siècle, les kiosques offrent des concerts gratuits aux habitants des villes. Ce lieu scénique est une alternative à la salle de spectacle, de concert ou de bal, dont le peuple est encore peu familier.
Dans l’espace public, les chants accompagnent les processions, mais aussi les manifestations, qui s’inscrivent dans le sillage de la Révolution, par leurs revendications comme par leur répertoire. Le 1er-Mai devient à la fin du siècle une grande occasion de manifestation, inaugurée tragiquement par la fusillade de Fourmies en 1891.
LA MUSIQUE EN PLEIN AIR
La rue
Objet d’inquiétude des gouvernements, la chanson est soumise à la rigueur de la censure, au contrôle du répertoire et de sa diffusion dans la rue. Des règlements toujours plus contraignants la concerne. L’ordonnance du 30 novembre 1853 met tous les musiciens ambulants à la même enseigne. Une médaille de laiton les identifie, leur visa doit être régulièrement renouvelé ; seuls certains lieux spécifiques de stationnement sont autorisés.
Pendant les périodes révolutionnaires, la musique s’émancipe ; les chansons improvisées sur les barricades ou sur les places, clamées pendant les manifestations, publiées ensuite en recueil, alimentent la culture chansonnière des militants des partis de gauche.
Louis Lutaud (1866-1924) est un poète-chansonnier et historien de Ferrière-la-Grande, membre de la Société historique et archéologique d’Avesnes et du Cercle archéologique de Mons. Il travaille comme chef de la comptabilité aux établissements Dellis mais il s’intéresse surtout à l’histoire et à la littérature. À partir de 1898, il entreprend des fouilles archéologiques, en particulier au lieu-dit le Bois-Castiau et rend compte de ses découvertes dans des ouvrages comme L’Histoire de Ferrière-La-Grande depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, publié en 1908.
Passionné de musique et de poésie, il publie, en 1910, un recueil de chansons et de poèmes Chez nous souvent en patois ferrièrois et une deuxième édition en 1911 intitulée Couplets de la revue In v’la co ieune autrement dit En voilà encore une.
Les lieux de la musique : le kiosque à musique et à danser
L’histoire des kiosques ne peut être dissociée de l’engouement pour le jardin anglo-chinois en France à la fin du XVIIIe siècle. De structure légère en bois puis en fonte et fer forgé, ces pavillons colonisent villes et jardins sous le Second Empire (1852-1870). Ces constructions démontables n’ont alors pas de fonction prédéfinie. En 1848, le ministre de l’Intérieur A. Sénard autorise les sociétés chorales et musicales à se produire en plein air et en public. Près de 4 000 kiosques à musique sont construits en France entre 1850 et 1914, œuvres d’un architecte puis d’un artisan-serrurier. La forte demande pousse à industrialiser le processus de fabrication. L’entreprise Blairon lance le kiosque sur catalogue en 1865.
Cet espace récréatif, près de chez soi, gratuit si l’on reste debout, permet d’allier le plaisir du grand air à celui de la musique. On s’y rend en famille ou entre amis. Dans le nord de la France, le patronat, soucieux de contrôler les loisirs des ouvriers tout en misant sur l’effet bénéfique de la musique, favorise sa construction. Le kiosque à musique participe à une transformation profonde de la pratique musicale.
57 spécimens de kiosques aux formes parfois extravagantes subsistent encore dans l’Avesnois comme les kiosques à danser, véritables curiosités du territoire. Dressée à plusieurs mètres du sol, cette plateforme accessible grâce à une simple échelle, retirée lors de la prestation des musiciens, réinterprète la tradition populaire du ménétrier, violoniste ambulant perché sur son tonneau.
Construits majoritairement entre 1873 et 1930, ils se caractérisent par une ossature métallique qui supporte une « scène » ronde, octogonale ou rectangulaire de dimension plus modeste pour accueillir 4 ou 5 musiciens. Ces kiosques reposent sur un pied central, d’autres forment une estrade, ou une balustrade juchée sur 4 pieds. Le kiosque le plus singulier est sans doute celui d’Audignies, accroché comme un balcon à la façade de la mairie.
Les lieux de la musique : le théâtre et la salle des fêtes
Le théâtre joue un rôle central dans la cité au XIXe siècle ; comme la chanson ou le journal, il participe à la construction d’une culture commune. C’est un lieu où les individus se rassemblent pour vivre des émotions communes et être « éclairés ». Dans les villages, le plus souvent grâce aux associations musicales locales, les salles des fêtes apportent de la musique à tous.
Un enjeu politique s’attache donc au théâtre, comme on le voit bien à Fourmies, avec les deux options successivement choisies par la municipalité. En 1902, elle effectue une simple réhabilitation de la filature désaffectée choisie pour devenir salle de spectacle : « le théâtre et les fêtes […] ne sont fréquentés que par le petit commerce et par la classe ouvrière, une installation modeste et offrant toutes les mesures de sécurité est donc suffisante ». En revanche, sous la mandature d’Alfred Derigny (1877-1951), ancien ouvrier textile, syndicaliste et militant socialiste du Nord, il s’agit de donner à tous « la joie et la beauté » dans « ce magnifique édifice, symbole de l’avenir intellectuel et artistique que nous voulons favoriser ».
LA MUSIQUE ENTRE CONTRÔLE ET LIBERTÉ
Dans beaucoup de villes, particulièrement celles de garnison, les seules musiques véritablement publiques sont les musiques militaires. Une ou plusieurs fois par semaine, les musiciens de l’armée offrent des concerts aux habitants. Leur répertoire est surtout constitué d’adaptations de musique lyrique, d’ouvertures, de marches, de danses pour l’ensemble des instruments militaires.
Ces musiques inspirent de nombreuses sociétés musicales populaires civiles – souvent dirigées d’ailleurs par des militaires à la retraite – qu’il s’agisse de la tenue, de la discipline d’ensemble, ou des choix musicaux. Lors du service militaire d’une durée de 5 ans puis de 3 ans à partir de 1905, les jeunes gens ayant découvert la musique au sein de l’armée continuent de jouer de retour dans leur village. Rapidement la présence d’une harmonie ou d’une batterie-fanfare devient indispensable aux yeux des élus et de la population, pour les manifestations officielles de la République, retraite aux flambeaux ou sonnerie aux morts.
Les musiques militaires
Le 15 octobre 1793, lors de la bataille de Wattignies qui oppose les Français aux Autrichiens, un jeune tambour de grenadiers du 89e régiment d’infanterie, du nom de Julien Stroh ou Sthrau, aurait défié l’ennemi et trouvé la mort.
Ce personnage fait l’objet de plusieurs récits et hommages au XIXe siècle, notamment sous la forme de deux statues réalisées par Léon Fagel (1851-1913). Le petit tambour Strauh est représenté dans la position d’un mourant à Maubeuge et triomphant à Avesnes-sur-Helpe.
Cette légende n’est pas sans rappeler l’histoire de Joseph Bara, jeune tambour mort en Vendée en décembre 1793 dans une embuscade pour avoir refusé de crier « Vive le roi ! ». Célébré par le peintre David, il fait l’objet d’un culte sous la Révolution.
La propagande républicaine exploite des épisodes mineurs de combats pour en faire des exemples de patriotisme, qui marquent l’imaginaire populaire, notamment dans l’enseignement public.
La musique et l’émancipation sociale
Depuis la Révolution, l’art est considéré par les réformateurs sociaux à la fois comme un moyen de diffuser les idées nouvelles et de transformer la société en profondeur. Les Saint-Simoniens confient la direction de la société moderne aux savants et aux industriels, mais aussi aux artistes. Les Chartistes donnent aussi une grande importance à la musique dans leurs réunions. La musique exalte et unit les travailleurs « Les cœurs sont bien près de s’entendre quand les voix ont fraternisé » (Béranger, L’Orphéon, 1847).
Alors que les conservatoires et les écoles de musique sont encore rares, les sociétés musicales, en instaurant un apprentissage gratuit du solfège et des instruments, permettent à toute une couche de population d’accéder à une musique jusque-là réservée à une élite.
Les verreries réunies de Sars-Poteries fondent une société de secours mutuel en 1894. Les objectifs de cette société, version laïque d’une confrérie, sont « accorder des secours aux membres participants malades ou blessés » et « contribuer à leurs funérailles ». Ses fonds sont composés de différentes cotisations.
Cependant, les sommes versées en cas de maladie ou blessure ne semblent pas suffisantes : c’est donc souvent la solidarité ouvrière qui permet d’aider les collègues en difficulté. Les ouvriers-musiciens de la verrerie se déguisent et font la quête en passant de maison en maison : c’est le « pourchas ».
Ce mot d’origine wallonne qui signifie « porc » est très proche de la version picarde pourchô. Aussi, le « pourchas » renvoie probablement au symbole de l’abondance attribué à l’animal que l’on retrouve dans les tirelires pour enfants.
Les manifestations sont depuis le début du siècle un moyen de faire vivre le répertoire des airs et des chansons révolutionnaires : La Marseillaise, La Carmagnole, Ça ira.
Le Congrès international ouvrier et socialiste de Paris décide en juillet 1889 d’organiser, le 1er mai 1890, une manifestation internationale en faveur de la journée de 8 heures. Ce nouvel événement politique transforme ainsi le rite païen du mai fleuri, une tradition qui subsistait encore dans l’Avesnois. C’est alors que l’aubépine en fleurs, qui couvre les haies bocagères, est offerte par les jeunes hommes en guise d’hommage à la grâce et à la beauté des jeunes filles.
Après les événements tragiques du 1er-Mai 1891 à Fourmies, où la fusillade fait plusieurs morts parmi les manifestants pourtant pacifiques, le 1er-Mai devient un thème récurrent de la chanson militante qui gagne enfin le café-concert avec une dimension mélodramatique. Ainsi, des chansons comme Les Fiancés du Nord donnent à l’épisode un écho national.
Musique et revendications, manifestations : Fourmies le 1er-Mai 1891
La fusillade du 1er Mai-1891 à Fourmies fait 30 blessés et 9 morts parmi les manifestants, dont Maria Blondeau et Kléber Giloteaux, érigés en héros sous le crayon de certains illustrateurs. De nombreux journaux de l’époque se font l’écho de cet évènement qui aura un fort retentissement. Chaque camp politique tente d’en tirer parti pour propager ses idées. Jean Jaurès (1859-194) et Georges Clémenceau (1841-1929), alors députés, rendent hommage aux victimes et plaident pour l’amnistie.
Ce 1er mai suscite des textes de poètes locaux comme Les martyrs de Fourmies et il séduit même les paroliers et musiciens de café-concert. La version locale est un hommage funèbre solennel en alexandrins ; la seconde une romance dramatique.

MUSIQUE ET INDUSTRIE, UNE HISTOIRE DE PIÈCES DÉTACHÉES
La musique n’est pas un monde à part ; elle vit dans son siècle. Nombreux sont les transferts qui font passer du domaine de l’industrie à celui de la musique, des pièces (cylindres, peignes, aiguilles, boutons), des formes, des techniques (carton perforé). Ce sont souvent les mêmes firmes qui fabriquent ces éléments, destinés à des usages sociaux variés.
Comme le système métrique a unifié l’espace national, la standardisation de la musique a permis de conquérir de nouveaux espaces et de gagner de nouveaux marchés. Elle progresse grâce au diapason, qui permet d’accorder les hauteurs de sons (fréquences) des instruments, et au métronome, qui règle les tempi, pulsations rythmant le morceau.
Des dispositifs ajoutés, tels que des trous, coulisses ou pistons, permettent de modifier les hauteurs de sons des instruments, et favorisent le jeu d’ensemble. Le piston s’impose au XIXe siècle (1818 cor, 1826 trompette, 1837 clarinette). Il permet de moduler la hauteur du son en déviant le flux d’air vers un tuyau supplémentaire, de jouer de l’instrument dans différentes tonalités. La facture instrumentale rompt avec le caractère artisanal et local qui avait été le sien pendant des siècles, elle s’industrialise ; les instruments s’exportent à l’international.
LES ARTS MÉCANIQUES DANS LA MUSIQUE
Le savoir-faire horloger trouve son application artistique dans la boîte à musique et la serinette, instrument destiné à entraîner les oiseaux chanteurs – serins, canaris – à reproduire un air musical. L’orgue de barbarie qui se répand vers 1800 est conçu sur le même principe, mais de plus grandes proportions. Les orgues Limonaire à cylindre et manivelle s’imposent à partir de 1840.
Le piano bénéficie aussi de l’emploi de matériaux industriels (cadre de fer), de dispositifs mécaniques (marteaux, pédales) et d’inventions brevetées. Le piano mécanique le concurrence à la fin du XIXe siècle.
L’année 1877 voit le début de l’enregistrement des sons avec le paléophone de Charles Cros (1842-1888) et le phonographe de Thomas Edison (1847-1931). En 1886 apparaît le graphophone, un phonographe à cylindres de carton enduits de cire. En 1887 est inventé le gramophone, qui utilise des disques. Ces inventions sont rapidement employées pour enregistrer et diffuser d’abord la voix, puis de la musique et fixer la tradition orale. C’est une véritable révolution de l’écoute et de la pratique musicale.
La piqueuse piano sert à percer les cartons Jacquard utilisés dans les métiers à tisser mécaniques. Chaque trou dans le carton autorise le fil à passer ; les cartons perforés guident les crochets qui soulèvent ou non les fils de chaîne, et dessinent le motif. Le nom de « piano à percer » ou de « piqueuse piano » révèle l’impact de la vogue des pianos, qui en fait une référence jusque dans l’industrie textile. Sa forme et la présence d’un clavier de 16 touches, soit 2 octaves, justifient le rapprochement. Le piano remplace progressivement le clavecin à partir de la fin du XVIIIe siècle. En France, les principales manufactures sont les maisons Erard et Pleyel venues d’Alsace et installées à Paris à la fin du XIXe siècle. Leur succès illustre le passage d’une production artisanale à une dimension industrielle passant de 50 instruments par an dans les années 1820 à plus de 1 000 vers 1860.
De la machine à coudre au gramophone il n’y a qu’un pas. Leurs aiguilles utilisent le même fil d’acier, l’une pour coudre et l’autre pour lire la musique enregistrée sur un disque à gravure latérale, inventée en 1877 par Emile Berliner (1851-1929). La première dispose d’un chas pour faire passer le fil alors que l’aiguille du gramophone est empointée pour s’insérer dans les sillons du support musical qui vont la faire vibrer. Le diamètre et la longueur de cette aiguille ont également un impact sur le volume sonore. Plus résistante, une aiguille forte et courte amplifie davantage le son mais elle endommage plus rapidement le disque et émet des vibrations parasites.
Un véritable dilemme s’engage alors entre la préservation du disque ou le changement régulier de l’aiguille à raison d’une par écoute.
MANUFACTURES D’INSTRUMENTS ET MARQUES
Le progrès s’affiche dans les expositions nationales et universelles qui couronnent inventeurs et manufacturiers comme le facteur d’instruments Adolphe Sax (1814- 1894). De nouveaux instruments apparaissent tel le saxophone. Ces inventions alimentent largement les musiques militaires et orphéoniques à la fin du XIXe siècle.
Des manufactures spécialisées apparaissent, dont celle de Gautrot à Château-Thierry en 1827, devenue successivement Couesnon-Gautrot et PGM-Couesnon. Portée par la vogue de la pratique musicale populaire, l’entreprise se dote de machines à vapeur et ouvre une usine à Paris en 1881, « La Maison des Métallos ».
Elle connaît une expansion mondiale jusqu’à détenir un véritable monopole dans le domaine de l’industrie musicale. Cet essor s’accompagne de stratégies économiques et de campagnes publicitaires. Au début du XXe siècle, l’usine emploie plus de 1 000 personnes dans 5 succursales avec Paris, chacune avec leur spécialité — clarinette à La Couture-Boussey, piano et pressage de disques Columbia à La Garenne-Colombe, lutherie à Mirecourt et instruments à vent et percussion à Château-Thierry.
Antoine-Joseph Sax (1814-1894), dit Adolphe Sax, naît à Dinant en 1815. Il incarne l’énergie débordante et l’esprit d’entreprise d’un homme qui fut à la fois facteur et inventeur d’instruments (33 brevets), éditeur de musique, professeur de saxophone, organisateur de concert et chef de fanfare de l’Opéra. Sax rationalise la fabrication et homogénéise les doigtés pour une famille de cuivres, d’où résulte un son puissant du plus grave au plus aigu. Il crée un nouvel instrument, le saxophone (1846) en utilisant le bec à anche simple de la clarinette et la perce cylindrique de l’ophicléide, fait très rare dans l’histoire de la facture. En France, la décision du ministère de la Guerre d’intégrer les instruments de Sax dans les musiques militaires (1845-1848 puis à partir de 1854) suscite des jalousies, qui n’empêchent pas le succès durable de ces inventions révolutionnaires.

MUSIQUES À SOI
La musique est une expression sensible qui s’adresse à chacun, qui peut toucher, émouvoir, bouleverser. Elle peut être un moyen d’exprimer, voire de proclamer une identité et une appartenance, à différentes échelles : entre convives (chansons à boire), entre habitants d’un territoire (folklores, musiques régionales) entre collègues (chansons du travail), entre fidèles (hymnes) et concitoyens (musiques nationales) ou entre sociétés musicales.
Ces dernières œuvrent pour la pratique musicale et la convivialité. L’activité musicale trouve sa place dans un univers de goûts et de pratiques proche de celui des classes populaires, qui s’inscrit pour une large part dans le monde rural et se caractérise par un fort ancrage territorial.
Les musiciens d’harmonie appréhendent la musique de façon pratique et collective. Le groupe prime sur les individus. L’éthique valorise le dévouement et la fidélité au groupe, le respect des autres et des règles, le souci d’accueillir tout le monde.
Au XIXe siècle, certains patrons entretiennent des formations musicales qui participent au rayonnement de l’entreprise. À mesure que l’école et l’orphéon nationalisent les répertoires, les sociétés savantes locales comme les Rosati s’intéressent aux patois, qu’elles tentent de faire vivre par des créations poétiques. Quant aux chansons, elles restent le langage des communautés.
Au fil du temps, la pratique musicale s’individualise. Les écoles de musique et les groupes d’affinités succèdent aux harmonies. L’existence populaire se replie sur le foyer.
DANS LES FABRIQUES
Les chansons du travail
Les chants de travail, souvent violents, animent traditionnellement les ateliers, et accompagnent les compagnons dans leur Tour de France. Grâce à la réforme engagée par Agricol Perdiguier (1805- 1875), compagnon menuisier puis député, ces chants transmettent les valeurs nouvelles de la République. La chanson compagnonnique fait partie du quotidien du travail, pour se donner du cœur à l’ouvrage, faire passer le temps, égayer les banquets, ajouter de la solennité aux cérémonies. Elle est une manière d’être, d’appartenir à la communauté. D’autres philanthropes, comme Jean-Baptiste André Godin (1817-1888), bâtisseur du familistère de Guise, placent la musique au cœur de la cité ouvrière. Les enfants vont à l’école en fredonnant des chants dédiés à la gloire du travail. Les fêtes rythment la vie du familistère. L’orchestre et l’harmonie, composés de 60 musiciens, se produisent régulièrement au théâtre, au kiosque et dans le parc.
Alfred-Omer Pinchart (1874-1929), originaire de l’Avesnois, est surnommé le poète-instituteur. Il exerce pendant 33 ans dans l’école du centre de Fourmies. Poète de talent, encouragé par Edmond Rostand (1868-1918), il publie sa première œuvre La Vie des Heures en 1906, et obtient un prix de poésie de l’Académie française pour Le Golgotha en 1927. Membre des Rosati du Hainaut et de la Thiérache, il a écrit également La Chanson du laboureur et Des Rouets d’hier et d’aujourd’hui. Dans cette chanson en hommage aux ouvriers textiles de la région, il dénonce la rudesse du travail, scande le temps révolu des gestes ancestraux du fileur à domicile face à l’arrivée de la mécanisation du travail d’usine.
Musiques d’entreprise
Dans les fabriques, le chant des ouvriers est de plus en plus contrôlé par les règlements et la discipline. Les chants, au lieu d’être un langage propre aux ouvriers, un espace de liberté et d’autonomie, sont mis au service des patrons, le répertoire revu et corrigé en conséquence. Les mines, les grands centres de production, ont leurs propres formations, qui animent les célébrations et contribuent à la notoriété des industriels. La musique devient une sorte de vitrine de l’entreprise. Les ouvriers qui en font partie bénéficient de dérogations et de privilèges. Les fêtes des saints-patrons de la corporation des verriers (Saint- Laurent), des filateurs (Saint-Louis), des métallurgistes (Saint-Éloi) ou des mineurs (Sainte-Barbe) sont des occasions festives de réunir le personnel et de mettre en scène l’entreprise.
Orphéons, fanfares et harmonies : un monde d’hommes
Un grand mouvement de démocratisation de la musique prend naissance à la Révolution et se développe avec Wilhem (1781-1842), persuadé que la musique est un des moyens d’assurer les progrès de la nation et l’union des classes. Le modèle orphéonique se répand dans tout le pays. Constitué surtout de chœurs à l’origine, il se transforme de plus en plus en sociétés instrumentales. Entre 1875 et 1900, leur nombre passe de 2 500 à 10 000.
L’orphéon est un monde d’hommes. Il prolonge la sociabilité des métiers et s’inspire du monde militaire, excluant ainsi les femmes. Les concours orphéoniques, forme de festival musical, sont nombreux et très courus. Véritables divertissements de masse, ils sont l’occasion de défendre la réputation de sa ville, de sa région. Les lauréats sont triomphalement accueillis à leur retour. Les dimanches d’été, les orphéons exhibent bannières et médailles.
Parmi les sociétés instrumentales, l’orchestre d’harmonie dispose de l’ensemble d’instruments le plus complet. La fanfare comporte des cuivres et des percussions — timbales, batteries, claviers. La batterie-fanfare ne compte que des cuivres dits « naturels », sans piston, ni coulisses, et des percussions – tambours, grosses caisses, cymbales, timbales. La fanfare de rue n’a pas d’instrumentarium fixe.
Ici, les musiciens, tous des hommes, posent devant le Café de l’Harmonie, sans doute doté d’une arrière-salle pour leurs répétitions. Ils arborent l’uniforme et le drapeau qui permet d’identifier la société musicale. Des femmes et 3 enfants placés à la marge du groupe posent pour l’occasion. Les instruments en revanche, comme le saxophone, adossé aux tubas, les clarinettes et les trompettes, sont disposés tels des trophées au premier plan.
Les Rosati du Hainaut & de la Thiérache

Michel Letellier, dit Laratte-H est l’auteur des textes de la revue patoisante Ed’ Tavau la et membres de la société des Rosati du Hainaut et de la Thiérache créée en 1903. Ce pseudonyme évoque à la fois, sur le ton de l’humour, « la rate hache » mais surtout le métier de rattacheur – ouvrier dont le travail consiste en filature, à rattacher les mèches ou les fils cassés – très représenté dans l’industrie lainière fourmisienne et alentours. À la manière des poètes de langue picarde Jules Mousseron (1868-1943) et Jules Watteeuw (1849-1947), Laratte-H révèle, dans un patois vivant et pétillant, la psychologie particulière et amusante de l’ouvrier fourmisien du début du XXe siècle, avec son caractère sensé
et enjoué dont les particularités s’effacent avec l’arrivée de la modernité. Ce témoignage écrit fixe de manière définitive un langage local quasiment disparu.
Les lieux et espaces musicaux d’entre-soi
La musique est une pratique populaire de l’entre-soi, et souvent une création collective. Les sociétés musicales et leurs chansonniers sont propres à un estaminet, où ils se réunissent régulièrement. Dans les fêtes, les banquets, chacun entonne un couplet de circonstance. Les cafés-concerts sont en revanche des lieux de mixité sociale, dont la dimension professionnelle et commerciale est nettement plus marquée. Le piano y accompagne la musique chantée. On y chante les airs à la mode, venus de la capitale.
Dans les intérieurs domestiques, on chante aussi, pour bercer les enfants, pour égayer sa solitude, pour animer les veillées et les moments partagés. Gramophones et phonographes deviennent progressivement des médias de consommation culturelle domestique. Avec la télégraphie sans fil (T.S.F.) et la radio qui s’installent au foyer, il n’est plus besoin de la jouer pour avoir de la musique. L’amateur devient mélomane, l’interprète devient auditeur.
Georges Dubois installe « Les Établissements Dubois » à Fourmies vers 1922 qui deviennent ensuite la marque « Familial Radio ». Cet électricien de formation a d’abord travaillé à l’entretien des moteurs dans les filatures avant de s’intéresser à la radiophonie. Rapidement, l’entreprise fabrique les pièces, les composants et l’ébénisterie des postes de radio, ne se limitant plus au simple assemblage. Pour faire face à la concurrence et distribuer ses produits au niveau national, une image de marque s’impose. Jules Permanne, artiste local, fait poser son fils André jouant de la flûte pour créer le logo. L’illustrateur utilise une thématique récurrente dans l’histoire de l’art. Cet instrument renvoie directement à la mythologie antique avec la muse Euterpe, gardienne de la musique et le caractère bucolique de la flûte souvent attribué aux personnages champêtres comme les bergers.